Le sens de l’odeur produit des réponses ambivalentes qui sont attestées depuis les premières traces de la tradition humaine. Prisonnier de l’olfaction, séduit par les parfums et capable de les composer, le type tend à inverser la bestialité soupçonnée dans l’utilisation de ce sens : le parfum a été très tôt le moyen d’honorer les divinités avec l’onction des pierres votives et des statues. Exposés aux gaz du corps, les hommes brûlaient des aromates sur les autels, et la fumée qui s’élevait en volutes pour les dieux était un symbole perceptible de leur prière. L’inhalation d’arômes parfumés a été développée plus tôt comme une implication magique dans le sacré. La dialectique de l’odeur et du parfum se déploie tout au long de l’histoire dans un cadre spirituel ou séculaire, ancien ou moderne. Le parfum est définitivement la métaphore de la salubrité éthique et physique réelle, le contraire de la souillure, marquant exactement ce qui menace le corps et l’âme de corruption, de puanteur et de perte de vie. La différence entre odeur et parfum correspond à l’écart entre animalité et divinité, putrescibilité et immortalité, corruptibilité et immortalité. Le rôle sociologique du parfum, inséparable de sa fonctionnalité ontologique, peut être compris à partir de ceux de l’odeur, son antithèse. De l’Antiquité à nos jours, le parfum continue d’être inconsciemment mobilisé comme un défi au naturel, une transfiguration du sensuel, un vecteur du magique.

La percée de Marcel Detienne d’une mythologie du parfum dans la Grèce antique a rétabli notre vision de l’anthropogonie en y ajoutant la dialectique évoquée plus haut : lorsque Prométhée, en instituant le compromis, donne aux dieux la fumée parfumée s’élevant de l’autel, et aux hommes les viandes, la division entre immortalité et mortalité n’est pas impactée par le corps, mais par la nourriture : la fumée des cigarettes ou l’ambroisie, substances intangibles et embaumées consacrées aux dieux, leur épargnent les restrictions de la corporéité physique pour leur assurer une jeunesse perpétuelle et parfumée ; l’ingestion de chair corruptible condamne les hommes à la viscéralité, aux mauvaises odeurs et à la perte de la vie. L’oblation d’arômes vérifie l’immortalité divine ; par contre, les odeurs physiques de l’être humain, seulement masquées par le parfum et garanties de régner en expertes au-delà du sérieux, symbolisent l’impureté et la mort. La langue confirme l’entente : le compromis, thuein, établit le lien et la distance entre les dieux et les hommes, et l’encens, connu en Grèce vers le sixième siècle avant J.-C., peut porter le nom donc, (tus en latin). Rome renforce la vocation lustrale et desséchante du parfumé et lui confère une fonction d’immortalisation : des vases de parfum dans les tombes combattent la décomposition puante et l’humidité ténébreuse.

Le guide plus mature de la pratique égyptienne de l’embaumement n’en est pas moins démonstratif. Outre l’éviscération du corps et son aromatisation, le rituel conservé de la Réserve des Sans-Vie établit une homonymie continue entre impureté et puanteur, pureté et parfum. Osiris N dédaigne l’excrément et le péché avec le même discours ; sa rédemption est la même qu’une lustration parfumée, la conversion de l’impureté malodorante, charnelle, viscérale et éthique en une salubrité encensée, corporelle et religieuse. Le parfum est définitivement le changement de la disgrâce, l’oubli de l’ignoble lié à la puanteur, à la putréfaction et au mal. L’odeur suspecte est associée à l’humide, au pourri et au sombre, et contredit la sécheresse, création de parfum l’incorruptibilité et le soleil liés aux aromates.

Tout au long de l’Antiquité, les méthodes thérapeutiques et la civilité pure et simple, se sont jointes à l’usage religieux du parfum aggravant la partition sociale en raison du coût plus élevé des parfums. Hippocrate professe l’aromathérapie qui, relayée par Galien, est prise en charge dans les pays européens jusqu’au XVIIIe siècle, et même plus tard, notre époque l’ayant vu renaître. Les effluves balsamiques diffusées par la fumée des braseros purifient l’environnement, le débarrassant des miasmes, de même que le parfum respiré « recrée merveilleusement le cerveau » (Jean de Renou, 1626, offert par Georges Vigarello, 1985) ; à l’inverse, la puanteur est assurément un indice de décadence et de pandémie (le verbe empester, en ligne depuis 1575, désigne le trouble en plus de l’empuantissement).

Par ailleurs, l’usage croissant des aromates tout au long de l’Antiquité a contribué à l’édification de la civilisation élitiste et transformiste. La révélation du parfum, au théâtre ou chez un invité, détermine une commensalité comparable à celle du vin enivré en commun. Le parfum purifie et unit, tout comme la puanteur éloigne, ainsi que l’odeur des mauvais soucis comme une note de la corruption prochaine du corps. Les civilisations décadentes mélangent les trois utilisations du parfum, cultuelle, médicale et interpersonnelle ou sensuelle, dans une mimétique d’immortalisation dont les excès ont été dénoncés différemment à Rome par Pline l’Ancien, Martial, Tacite ou Pétrone. Les capacités de métamorphose (les Métamorphoses d’Apulée), ainsi que de rajeunissement (les histoires de Leucothoe, Idotheus, Phaon, Phoenix arizona, les Fables d’Esope, etc.), attribuées au parfum, euphémisation de l’immortalité divine, vérifient son effet interpersonnel et social.